Voilà un billet qui m’attirera peut-être les foudres, ou au moins la désapprobation, des grands défenseurs de l’école publique et de l’Éducation Nationale. Et pourtant, l’argumentaire que je vais développer rapidement dans les lignes qui suivent me vient souvent en tête dans ma pratique, dans la découverte des pratiques des autres ou lors de l’arrivée de nouveaux programmes officiels.

 

Un invariant dans la classe : la nécessité d’individualiser.

Quand j’ai débuté il y a plus de 10 ans dans mon métier, j’avais dans l’idée de faire ce qu’il me semblait avoir apprécié en tant qu’élève(studieux) : proposer une activité commune à la classe, laisser les élèves s’y adapter, avec des bons, des moyens, et m’occuper un peu plus de ceux en difficulté.

Or, dans ce fonctionnement que j’utilise encore souvent, comme la plupart de mes collègues, que se passe-t-il ? On donne une exigence inaccessible à certains élèves, et on ne provoque aucun apprentissage chez ceux qui savent déjà.

La parade magique ? Différencier !
Individualiser 
le parcours de chacun, ce serait un doux rêve pour un enseignant qui souhaite que chacun progresse, mais puisque je n’y arrive matériellement pas, c’est un moindre mal pour moi dedifférencier, que ce soit par la proposition d’activités différentes, par la variété de contraintes dans une même activité, ou par l’apport d’aides extérieures pour certains enfants.

Et alors, me direz-vous, où est le problème avec l’éducation nationale ?

Voilà, ce qui me dérange, c’est qu’au sein de ma classe, avec 30 malheureux élèves, je m’interroge déjà sur l’apprentissage effectifdes enfants que j’ai devant moi, alors que mes ministres successifs veulent chacun imposer une même base pour tous !

Je prends un exemple simple : mon programme officiel me demande de faire maîtriser les nombres jusque 100 en fin de CP, et pourtant, concrètement, j’ai des élèves qui peinent vraiment à construire leur numération au-delà de 69… et d’autres qui jouent déjà avec des dizaines et des centaines de milliers…

J’irais même plus loin : les différences constatées dans l’apprentissage sont empreintes du temps et de l’espace.

Nuances d’apprentissage dans le temps : d’une année sur l’autre, les compétences des élèves sont parfois très différentes. Cela peut tirer son origine des projets menés en Maternelle, de l’éveil en famille, de la forme de l’enseignant, mais c’est ainsi.

Nuances d’apprentissage dans l’espace : entre mes collègues qui enseignent en CP en milieu rural, moi qui suis en banlieue de Dunkerque, ou d’autres qui ont devant eux des élèves qui maîtrisent mal la langue française, les situations d’apprentissage sont très différentes.

 

Pourquoi une éducation nationale ?

Face à ces constats, la volonté d’unifier un programme ou une éducation au niveau d’un pays pour chaque individu m’apparaît non seulement artificiel, mais surtout inaccessible pour les fonctionnaires que nous sommes.

A priori, il s’agit d’une bonne idée à la base : l’éducation est« nationale » pour que tous aient la même base d’instruction et d’éducation, et c’est bien le rôle d’un état envers ses citoyens. Il s’agit aussi d’un moyen efficace et facile pour vérifier le travail des fonctionnaires de l’État via des évaluations communes face à des objectifs identiques pour tous.

Mais pourquoi faire fi des identités régionales, des compétences ? Quelle prise en compte de l’histoire de chaque élève, des obstacles locaux à certains apprentissages, des élèves surdoués ? Et surtout,que proposer à la place ?

Mon rêve (je sais bien que je ne révolutionnerai pas un système très inerte) serait que les établissements puissent établir leur programme, en fonction des besoins identifiés, quitte à casser les niveaux correspondant à des classes d’âge pour permettre aux enfants de rejoindre des groupes de travail spécifiques à leurs besoins.*

 

L’exemple du projet d’école

Cet exemple, je le trouve dans les projets d’école que nous montons en équipe tous les 3 ans. Nous identifions, entre collègues et parents d’élèves, les besoins propre à notre espace-temps : les élèves manquent-ils de vocabulaire ? Les élèves ne savent-ils pas aller au bout des choses ? Les élèves s’alimentent-ils mal ? Les élèves ont-ils des difficulté en résolution de problèmes ? Chaque besoin est identifié, et des activités sont inventées pour répondre, plus ou moins efficacement, à ces besoins.

Alors certes, dans ce cas, nous nous fixons comme cadre celui des programmes officiels, mais au moins, nous collons un peu plus à la réalité qu’en appliquant des consignes venues de tout là-haut.

 

Plus de programmes ?

Il est donc clair que je ne rejette pas la présence d’un cadre, sorte de « minimum vital » à l’image de ce que notre socle commun veut être dans notre Éducation Nationale, mais je réclame la possibilité d’adapter cette base aux besoins locaux et temporels. Au minimum, chaque établissement pourrait créer son programme d’apprentissages, à partir du moment où il s’inscrit dans l’orientation générale et qu’il répond à des besoins particuliers.

Il n’y a rien de plus frustrant, humainement, que de vouloir ralentir ceux qui retiennent ou qui comprennent facilement, sous prétexte qu’il faut une base nationale, ou que l’enseignant du cours suivant n’aura plus rien à apprendre à l’élève qui est allé plus vite. Je suis là pour provoquer l’apprentissage chez tous mes élèves, pas juste pour « raser » les neurones à la même taille.

 

Les freins à une telle utilisation

Dans ce monde éducatif idéal où chaque établissement proposerait le meilleur pour les élèves qu’il accueille en terme d’instruction, de pédagogie, de rythme et de travail ou d’éducation, on parlerait très vite d’inégalités. A vrai dire, ce serait des différences de résultats, et non des différences de moyens mis en place ; cela ne me semble pas incohérent avec la volonté de chaque personnel de faire progresser chaque élève là où ses capacités lui permettent d’aller.
En fait, c’est déjà ce que nous connaissons actuellement : nous nous étonnons de voir des élèves exclus du système scolaire, mais quel bilan faisons-nous de leurs progrès ? Chaque élève progresse à son rythme, et chaque enseignant sérieux propose le meilleur pour chacun. On lui ajoute juste, avec un programme national, les remords de ne pas réussir à y emmener certains élèves.

L’obstacle le plus sournois serait la compétition entre les établissements que provoquerait un tel système. La société française a été éduquée dans cette compétition, depuis les classements dès le Primaire jusqu’aux examens complètement indépendants des compétences demandées pour entrer en entreprise…
Cette compétition d’établissements scolaires serait surtout injuste s’il s’agissait d’une compétition de moyens matériels. Si par contre il s’agissait d’une compétition pédagogique, d’innovation et d’invention de démarches d’apprentissages, ne serait-ce pas beaucoup plus porteur pour les équipes éducatives que l’actuel immobilisme auquel nous obligent les programmes ?

Un autre obstacle serait celui de l’organisation ; si je veux proposer un programme au plus proche des besoins des élèves que j’ai face à moi, il me faut de bons outils d’évaluation, de suivi, de différenciation. Le numérique nous offre ces outils, ou du moins nous en facilite leur création, n’est-ce pas une chance à saisir ?

Bien-sûr, de nombreux enseignants s’essaient déjà sur cette voie sans attendre plus d’autonomie de leur établissement : je pense aux cahiers de réussites, aux pédagogies dites « naturelles », aux projets concrets et réfléchis dans lesquels les apprentissages se font non pas parce qu’ils sont inscrits au programme, mais parce que ça a du sens ou que ça répond à un besoin des élèves, ou de la petite société locale que représente la classe, l’école, le quartier, le village…

 

Puis-je le faire ?

J’ai la chance d’avoir une réelle liberté pédagogique. Si je faisais faire un programme de CE1 à certains de mes CP, et que je savais le justifier auprès des collègues, des parents ou d’un inspecteur, je pense que rien ne m’en empêcherait. Ce qui poserait problème, c’est l’institution ; il faudrait alors penser à des « passages anticipés de classe », ou pire, il faudrait différencier chaque année pour poursuivre l’avance prise, sans oublier ceux qui sont en retard ! Cette structure éducative est bien trop imprégnée dans les habitudes pour pouvoir en changer facilement.

Vous l’avez compris, tant qu’on raisonnera en terme d’égalité et d’uniformité éducative, ce sera mission impossible ! Il serait temps qu’on pense vraiment à l’enfant, et que l’on crée nos journées de classe, nos progressions et nos évaluations en fonction de l’apprentissage de chacun, et non en fonction d’une uniformité figée décidée au niveau national.

Je pourrais aussi tester l’aventure en quittant le circuit de l’Éducation Nationale et en participant à des projets d’écoles privées (hors contrat) réservées à une minorité… mais je pense sincèrement quedes réflexions et des expérimentations doivent avoir lieu au sein même de la société, et donc de l’école publique, en lien avec les personnes qui réfléchissent et qui décident pour le bien de notre société.

Et vous, parents, collègues, membres de la société civile, qu’en pensez-vous ?

7 commentaires “Education Nationale ou Locale ?”

  1. Bonjour,
    je suis parent, impliquée dans la vie de l’école en tant que déléguée, et me suis intéressée à la pédagogie, à la transmission, au fonctionnement de l’école lorsque mes enfants ont été scolarisés. Je suis étonnée que personne n’ait encore réagit à votre article car il est très pertinent. Vous expliquez bien les limites de notre système où l’on veut la réussite pour tout enfant tout en niant les difficultés sur le terrain. En tant que non enseignant je me demande bien comment font les maîtres pour mener un programme avec une telle diversité de niveaux dans leur classe. C’est le cas dans l’école où sont mes enfants car nous habitons dans l’Est parisien. C’est sûr des enfants sont laissés de côté tant les difficultés sont énormes. L’aventure du privé évidemment est tentante mais c’est abandonner l’idée d’une école de qualité pour tous. Ceci dit je suis quand même réaliste, et il est clair pour moi que jusqu’à maintenant tout à été fait pour détruire l’école publique au profit du privé.
    Christine Le Guen

  2. Merci pour votre commentaire. La réflexion soulève aussi le problème des inerties que doivent supporter les enseignants et les équipes éducatives face à la hiérarchie, en opposition avec le côté « girouette » des réformes successives que nous subissons avec un regard à la fois amusé et lassé. J’enfonce des portes ouvertes, mais tout ceci contribue, je pense, à l’immobilisme du fameux « mammouth »…

  3. Bonjour Jyaire,
    ton analyse me semble tout à fait pertinente, et je n’attend qu’une chose, c’est une réforme de cette ampleur, qui remette au centre l’élève (en tant qu’individu et non pas en tant que groupe).
    Je suis rétrospectivement horrifié du « temps perdu » par tous ces élèves lors de leur cursus : soit ils sont à l’aise et passent au bas mot 50 % de leur temps à attendre que les choses avancent pour le reste de la classe, soient ils sont en difficulté et passent au bas mot 50 % de leur temps à être largué !
    Une différentiation (à défaut d’une individualisation) permettrait certainement de pallier à ces difficultés. J’ai même parfois le sentiment que l’on pourrait, en divisant les effectifs de classe par deux, faire le même programme en deux fois moins de temps (mais je m’abuse peut-être).

  4. Merci Mathieu pour ton commentaire que je ne trouve qu’aujourd’hui… La réforme de profondeur, on n’y croit malheureusement plus dans un pays ou le mammouth n’est plus une espèce disparue, mais une espèce menaçante ! ^^ En attendant, on essaie de faire les choses de façon intelligente dans nos classes, et dans certaines circonstances, c’est possible.

  5. Pour faire court, je suis totalement pour l’autonomie des établissements, avec simplement des standards nationaux définissant des paliers à atteindre mais pas des programmes figés imposés. Le système fonctionne ailleurs, a fait ses preuves, alors pourquoi pas en France?
    Pour ce qui est de mettre en place une différentiation pédagogique et une vraie centration sur l’apprenant et ses besoins, là encore cela semble une évidence quand on regarde les résultats en dehors de nos frontières.
    Cependant, en terme d’équité, serait-ce suffisant pour éliminer tous les problèmes? Malheureusement je pense que les banlieues, les zones rurales, les zones isolées, etc. auraient toujours des défis importants à relever. Une innovation pédagogique plus libre apporterait certes des solutions urgentes dans le monde éducatif français mais à mon avis on risquerait de constater que l’écart se creuse entre les zones géographiques qui constituent des terreaux plus ou moins favorables. Je ne vis plus en France depuis trop longtemps pour avoir une vision précise de ce qui s’y passe mais je me dis que certains établissements auraient bien du mal à faire accepter leurs partis pris pédagogiques auprès de parents sceptiques, même si les projets sont portés par d’excellents enseignants et sont totalement justifiés. La résistance et l’opposition aux innovations incomprises peut être terrible, alors comment les faire accepter lors d’une période de transition suffisamment fluide et rapide pour garantir que l’intérêt de l’enfant soit bien sauvegardé?

  6. Jr Tu vas me reconnaître facilement et tu seras étonné que je m’interesse au contexte scolaire actuel mais j’ai tout les soirs les 3 enfants de Christelle. De plus ma formation de jardinière d’enfant à « la nouvelle école »de Boulogne Billancourt, école pilote d’application des CEMEA. J’y retrouve les mêmes idées que dans ton exposé. Les enfants, d’après ma mémoire, travaillaient avec des fiches. Arrivés à une nouveauté, la maîtresse regroupait ceux qui en étaient au même point pour leur expliquer la nouveauté.
    Les élèves s’ entraidaient : celui qui savait expliquait à un autre quelquefois avec leurs mots à eux plus simples.
    Beaucoup de documentation dans l’école accessible à toutes les classes. Beaucoup d’activités artistiques, sportives, de relations avec l’extérieur. Une ambiance extraordinaire. Les enfants qui mangeaient chez eux revenaient dare dare.
    Benoît ici a eu une prof de 6e qui avait acheté des fiches pour ceux qui avaient fini. Il me disait « tu te rends compte, elle les achète avec ses sous ».
    La notation des profs et des établissements c’est ne pas tenir compte des réalités du terrain.
    Si je retrouve le livre où a été publié cette expérience je te l’enverrai.
    On apprend à tout âge. Marion en CE2 devait faire des × à 2 chiffres. 1er essai elle n’avait pas décalé la 2e ligne.
    Dans une insomnie je me demandais comment lui faire comprendre
    ? La nuit porte conseil.
    Quand on veut faire une x à deux chiffres, ex. 54 on x le multiplicande par l’unité 4 et on obtient des unités, des dizaines d’unités, des centaines. … ensuite quand on x le multiplicande par 5 le chiffre des dizaines, on obtient des dizaines, des centaines de dizaines……, voilà pourquoi on ne peut les aligner sur les unités. On fait mettre un zéro sans explication ou une croix ou comme j’en discutais avec un élève de 5e venu aussi chercher un petit à la sortie de l’école, il me dit : ah ! J’ai tout compris, moi on me faisait mettre un point pour décaler. Cette découverte m’a enchantée. A la prochaine.

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